En un an et demi, au moins six journalistes tchadiens affirment avoir été suivis et intimidés par des individus en civil ou en uniforme, circulant souvent à bord de véhicules banalisés sans plaques. C’est ce que révèle un rapport de Reporters sans frontières (RSF), qui alerte sur une stratégie “insidieuse” des services de renseignement destinée à museler les voix critiques et à entretenir un climat de peur au sein de la profession.
Une liberté de la presse sous pression
“Je ne sors plus à partir de 18 heures car j’ai peur pour ma sécurité”, confie à RSF Djimet Wiche, journaliste d’Alwihda Infos et correspondant de l’AFP. Depuis décembre 2023, il affirme être surveillé en permanence, suivi par des militaires à moto et par des voitures aux vitres teintées rôdant autour de son domicile. D’autres confrères, comme Jules Daniel Yo-Hounkilam (Le Libérateur), Nedoumbayel Bonheur (Electron TV) ou Nicolas Mbainadji, rapportent des expériences similaires, allant de filatures quotidiennes à des menaces verbales ou à des descentes d’agents des renseignements dans leurs locaux et domiciles.
Selon RSF, ces pratiques se sont intensifiées depuis le référendum constitutionnel de décembre 2023, ciblant en particulier les journalistes critiques du pouvoir et ceux qui traitent de sujets sensibles comme la corruption, les conflits intercommunautaires ou la gouvernance locale.
“Une stratégie de répression par la peur”
“Le recours aux filatures s’inscrit dans une stratégie insidieuse pour empêcher les journalistes perçus comme critiques d’exercer leur droit d’informer. Elles affectent leur santé mentale et alimentent l’autocensure”, dénonce Sadibou Marong, directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF. L’organisation demande aux autorités tchadiennes de mettre fin à ces intimidations et de garantir un environnement sûr pour la presse.
Si le directeur général adjoint de l’Agence nationale de sécurité de l’État (ANSE), Goudja Gueillet Hemchi, a nié l’existence de tout programme de surveillance des journalistes, plusieurs victimes affirment avoir identifié des agents de l’ANSE et de la Direction générale des renseignements et des investigations (DGRI) parmi leurs poursuivants. Contacté, le directeur de la DGRI, Abdou Idriss Sorgouno, n’a pas répondu aux sollicitations de RSF.
Des journalistes contraints à l’exil ou au silence
La menace d’arrestation ou de représailles pousse certains professionnels à fuir le pays ou à abandonner leurs activités. Le directeur du Libérateur, Jules Daniel Yo-Hounkilam, s’est caché pendant plusieurs semaines après des menaces et la présence répétée de véhicules suspects devant son journal. À Electron TV, Nedoumbayel Bonheur a dû s’exiler plusieurs mois après la publication d’articles critiques, tandis qu’Alphonse Mbaindoroum a cessé d’animer sa revue de presse hebdomadaire sur Radio FM/Liberté, faute de garanties sécuritaires.
Au journal Le Pays, le chef du service reportage Makine Djama déclare être filé depuis son implication dans la couverture d’une affaire judiciaire touchant des ressortissants étrangers. Malgré l’acquittement du directeur de publication, les journalistes affirment que des véhicules aux vitres fumées rôdent toujours autour de leurs locaux, intimidant quiconque y entre ou en sort.
Un climat d’autocensure aggravé par des violences
Le rapport de RSF souligne que ces pratiques s’ajoutent à un passif lourd de violences contre les journalistes au Tchad : l’assassinat en mars 2024 d’Idriss Yaya, journaliste de la Radio Communautaire de Mongo, avec sa famille ; la détention arbitraire et la torture de Service Ngardjelaï (Toumai TV) après les manifestations d’octobre 2022 ; ou encore l’interdiction, depuis suspendue par la Cour suprême, de diffusion de contenus audiovisuels par les médias en ligne en 2024.
Plus récemment, le procureur de N’Djamena a menacé de poursuites tout journaliste enquêtant de manière indépendante sur le massacre intercommunautaire de Mandakao, qui a fait une quarantaine de morts en mai 2025. Une position dénoncée par RSF comme une atteinte directe au journalisme d’investigation.
Appel à des garanties pour la presse
Face à ce climat d’intimidation, RSF appelle les autorités tchadiennes à mettre fin immédiatement aux filatures, enquêter sur les menaces rapportées et garantir aux journalistes la possibilité de travailler sans crainte de représailles. “La liberté de la presse au Tchad est en danger. Sans mesures concrètes, l’autocensure et l’exil deviendront la seule option pour ceux qui osent informer”, prévient l’organisation.